Jean-Pierre Boutinet
Professeur émérite de l'Université catholique de l'Ouest (Angers)

Le temps de la citoyenneté, un temps à venir?

S’intéresser aujourd’hui au concept de citoyenneté, c’est inévitablement évoquer ce Siècle des Lumières, qui l’a en partie façonné, voire métamorphosé. Les Lumières ont en effet redécouvert la citoyenneté et ont tenté de lui redonner toute son actualité, après ce passage par un long et interminable tunnel, celui qui a séparé l’Europe des Lumières d’Athènes et de Rome pourvoyeuses chacune à leur manière de polis et de civitas[1]. Un tel siècle considéré comme mythique reste certes encore proche de nous en termes de familiarité, vu le rôle qu’il a conféré à la raison pour combattre ignorance et intolérance, vu aussi la place qu’il a dévolu au progrès humain dans sa double dimension technique et sociale bien mise en évidence dès 1791 par Condorcet (1795), un progrès qui se voulait porteur d’une vision optimiste de l’avenir de l’humanité à travers la modernité qu’il incarnait. Mais en même temps ce siècle est devenu pour nos contemporains inactuel au regard des perspectives de rayonnement qui l’éclairaient face à un avenir alors jugé prometteur, par comparaison avec l’opacité de nos horizons postmodernes, marqués par une succession de crises rémanentes générées pour une part par les impacts déstabilisant d’un développement technologique désordonné et donc mal maîtrisé. A la raison progressiste porteuse d’avenir qui illuminait l’époque de Diderot et de son Encyclopédie (1755) répond présentement pour le moins une double urgence, l’urgence existentielle créée par l’homme lui-même, lui imposant de changer de registre de référence et de passer du principe espérance cher à E. Bloch (1954) au principe responsabilité défendu par H. Jonas (1979), l’urgence environnementale imposée par un état de nature devenu problématique du fait de sa dégradation. de précarités et de vulnérabilités, rendant problématique toute perspective d’avenir. Cette double urgence qui dans l’un ou l’autre cas réclame en vain des réponses ad hoc ne parle plus en effet d’avenir ; elle est au contraire imprégnée de présentisme et se matérialise dans la frénésie au milieu de laquelle se débattent les générations du digital, immergées dans une culture du numérique qui par portables et internets interposés assaille nos environnements quotidiens d’immédiatetés. Elle les contraint de fait bien souvent à vivre dans de plus ou moins grandes fragilités, voire vulnérabilités. Alors ce temps de la citoyenneté initié voici deux à trois siècles et fondateur des démocraties modernes reste-t-il pour nous, aujourd’hui, un temps toujours à venir que nous pouvons encore espérer, au prix des différentes crises et reconfigurations qu’il nous faut présentement assumer ou au contraire, est-il un temps rêvé mais désormais révolu ? Ce temps révolu est-ce alors entre autres celui suggéré par les tenants de l’Illibéralisme, soucieux de promouvoir un Etat centralisateur au prix d’une érosion des libertés, comme nous l’a décrit P. Rosanvallon (2001) ?  Serait-il le signe que désormais nous marcherions vers d’autres horizons, si incertains soient-ils, qui restent à explorer ? C’est pour s’emparer d’un tel questionnement que les contributions qui précèdent ont voulu apporter une réponse. C’est à un tel questionnement que le présent propos cherchera à leur suite à instruire.

 

  1. La citoyenneté aujourd’hui, une réalité paradoxale galvaudée

 

S’intéresser à la citoyenneté aujourd’hui, quelle idée ! N’est-ce pas un terme galvaudé, considéré comme passéiste, ce que souligne à juste titre D. Schnapper (2000) ? Si le consensus se fait pour évoquer à propos de cette citoyenneté l’appartenance à une communauté nationale définissant des droits et devoirs, sitôt cette affirmation prononcée, le flou s’installe si des précisions ne sont pas introduites pour donner tout son sens et son actualité à ce que l’on entend par citoyenneté. D’abord défions-nous de vouloir comparer le citoyen moderne, tel qu’il va être façonné par les Lumières avec le citoyen antique, grec ou romain ; assimiler en effet ce citoyen moderne à partir des Lumières au citoyen antique serait problématique, même si l’idée de participation citoyenne à la vie de la cité pourrait être considéré comme le trait essentiel qui rattache la citoyenneté moderne à la citoyenneté antique, présent spécialement chez les grecs. Mais chez ces derniers, comme d’ailleurs chez les latins la citoyenneté ne pouvait concerner que les hommes libres. Elle excluait donc les esclaves.

 

Consultez l'article in extenso :  Le_temps_de_la_citoyennete

[1] La polis est au grec et la civitas au latin ce que la citoyenneté est au français.